Regarder, dessiner, échanger autour de nos sols communs par Olivier TROFF

Issu de la recherche doctorale intitulée « Cultures paysagères populaires en design : médiation et interaction » portant sur le prototypage de méthodes et d’instruments d’observation dédiés à la documentation collective du paysage à partir des sols.

Dans le contexte de l’état d’urgence environnemental, le paysage fait face à la complexité. Non pas qu’il soit devenu plus compliqué, en opposition à un paysage prémoderne prétendument simple mais les manières de le considérer ont perdu de leur évidence. Les informations disponibles à son sujet, exponentielles, inextricables, souvent divergentes voire erratiques, ainsi que la dégradation toujours plus avancée de nombre de milieux de vie posent un réel problème pour mener vis-à-vis de nos milieux de vie une lecture systémique et hiérarchisée accueillant pour autant l’ordre et le désordre, le passé, le présent et le futur proche, l’incertitude et la contradiction (Morin, 2014). Il est encore plus difficile de considérer cet ensemble comme un ensemble autrement que fragmenté, potentiellement cohérent, c’est-à-dire redevable de visions diverses mais partagées. La connaissance du paysage s’étage alors en une multitude de dimensions de réalité, chacune étant la pourvoyeuse de connaissances et d’expériences qui étayent sa compréhension de manière certainement plus fine, plus profonde, mais rarement de manière plus générale. Aussi, la fragmentation du réel en objets de science provoque une importante production d’informations risquant l’isolement. Il semblerait alors urgent d’envisager des méthodes amenant à une compréhension plus resserrée des milieux de vie. Une telle perspective participerait à la réactivation d’un sens-commun à l’échelle locale et à un meilleur dialogue entre les différentes sources du savoir. 

Pour ce faire, la recherche se place à l’intersection de trois champs disciplinaires portant un intérêt particulier pour la constitution de ce que nous pourrions appeler les cultures paysagères populaires. Ce travail peut être remplacé dans la lignée des makers et des recherche·uses en Sciences, technology, society (STS) travaillant, dans le monde anglo-saxon, à la démocratisation de la mesure environnementale (low-tech, DIY) dans le contexte des luttes écologistes citoyennes (Gabrys et al., 2019 ; Mahajan et al., 2021 ; Public Lab, 2021 ). La recherche-action participative en contexte rural et agricole, telle qu’elle a émergé dans les années 1960 et 1970 en Amérique du Sud et en Afrique (Fals Borda, 2021), représente un second jalon important pour cette recherche car elle entend travailler les relations au sein collectif, pour favoriser l’émergence de savoirs et pratiques locales (Chambers, 1997), tout en portant un projet politique émancipateur fort (Freire, 1969 ; Sellamna, 2010). Finalement, des démarches en photographie portent une attention particulière à la documentation (Bertho et al., 2017 ; Méaux, 2015) et au décryptage des images pour mieux révéler les dimensions sociales, politiques et économiques du paysage et de ses transformations (Acosta, 2016). Croisant bien souvent les enjeux des environnemental, feminist ou postcolonial studies (Tsing, 2017 ; Duperrex, 2019), ces pratiques visent une certaine performativité de l’image dans le sens où elle viserait à éduquer les regards à potentiellement déconstruire tout paysage (Muller, 2018) au premier regard trop normal pour ainsi dire. 

Fondamentalement habitué à travailler à l’intersection de divers champs disciplinaires, afin d’articuler et de gérer les raccords entre points de vue, savoirs et pratiques hétérogènes (Eames, 1977), le design semble être une discipline porteuse pour envisager l’observation paysagère d’autant plus que le sujet de la conception d’outils d’observations reste, en lui-même, sous-traité (pour quelques exemple voir : Woebken et Kenichi, 2007 ; Gaver et al., 2013 ; Bouchet et al., 2019 ; D’orsetti, 2022). La recherche demeure le plus souvent cantonnée à la réappropriation des outils traditionnels de l’étude spatiale et paysagères, tels que la cartographie, le dessin ou la maquette de site, dans une optique de médiation (Davodeau et Toublanc, 2010 ; Bédouret et al., 2022). La recherche part alors de l’hypothèse qu’en design, le sujet des cultures environnementales populaires et locales ne saurait se limiter à de l’observation entendu comme un travail de vision et de représentation, ni se limiter à un travail de prototypage d’objets techniques. Le travail de design serait un travail d’interaction à partir d’un objet à la fois observateur et médiateur (Vinck, 1999). De tels objets permettraient alors d’ouvrir le regard, de le focaliser, le circonscrire à une autre échelle du paysage, le sol, pour le faire apparaître singulièrement ; à la fois de manière originale et spécifique (Steinbeck, 1989 , Raffles et Hesse-Honegger, 2022). Le faire apparaître de manière spécifique signifie aussi le penser de manière autre, en relation – aussi doivent être ré-agencés des savoirs permettant de comprendre cette situation. Le sol semble être un sujet d’étude tout indiqué dans le cadre de l’émergence des cultures paysagères populaires dans la mesure où il peut être objectivement observable et dans la mesure où il peut être considéré comme support matériel de tout établissement humain (Jackson, 2003) autant que comme « surface indiciaire » (Davasse et al., 2016), dont l’étude transdisciplinaire ouvrirait à une compréhension amplifiée des dimension de temps et d’espace discrètes mais néanmoins prégnantes à l’échelle du paysage (Duperrex, 2019).

La démarche prend la forme d’un laboratoire d’observation collectif et in situ appelé Regarder · dessiner · échanger autour de nos sols communs : il est propice à s’insérer dans des paysages au sols altérés ayant un fond culturel fort. Il s’agit avant tout d’un véhicule permettant de poser les bases d’une méthode en design (Auger, 2012) dévolue à la concepion d’instruments d’observation collectifs adaptés à ces types d’espace. Le projet pourrait ainsi être déployé en différents lieux (The Reconstrained Design Group, 2020), pour traiter de différentes problématiques en lien avec le sujet des sols. Plus particulièrement, projet se développe autour d’un instrument d’observation, des méthodes permettant son activation et de moments permettant la mise en débat des savoirs convoqués. Cam·obs est ainsi le nom d’une chambre photographique de relevé des sols - exhumant par là même un principe optique de vision du paysage issu de la Renaissance : la camera obscura (Hockney, 2006 ; Jakob, 2019). L’objet est conçue vis-à-vis des publics cibles, pour s’adapter à leurs systèmes de pensée, de valeur, à leur aspirations, craintes et a priori. En effet, le design ne serait-il pas non plus une discipline rompue à la compréhension des conditions de production, des contextes de réception des objets - selon des perspectives émotionnelles, sociales et politiques pour mieux les y intégrer ? Si cet objet poursuit un but évident de contre-expertise environnementale ; à savoir celui d’une étude méthodique des sols altérés, ses objectifs sont aussi relationnels. Reconfiguration de la vision, agencement in situ de personnes, de savoirs divers et divergents au sein d’un moment collectif d’échange, la méthode qui entoure l’activation (Wodiczko, 1992) de la cam·obs ouvre le regard à des échelles macro ou micro du sol pouvant être explicitées puis mises en lien avec les pratiques et la consistance de la vie locale (Pernet et al., 2014). En un mot, elle ouvre le regard aux processus de domestication du paysage - tout en cherchant à stimuler des pratiques d’activisme environnemental et en décloisonnant et localisant les savoirs scientifiques excessivement isolée au sein de leurs champs disciplinaires (Haraway, 1998). 

Le bocage de l’Avesnois (Nord) a servi de premier terrain d’expérimentation : le premier prototype de cam-obs y a été déployé lors d’une résidence de recherche « artiste-chercheur » à La Chambre d’Eau, en collaboration avec le duo d’artistes ORAN basé à Lille. Outre les retours d’expérience concernant le fonctionnement de l’appareil, utiles à son développement notamment dans le but de faire groupe par celui-ci, les ateliers réalisés ont révélé l’importance du suivi d’un protocole, à la fois dans l’arpentage du terrain, et dans la réalisation des relevés de sol. A de plus été mis en lumière le lien entre émotion liée au regard renouvelé sur un élément considéré comme banal, le sol, et possibilité de rendre ce même regard actif puis transcriptible par le dessin. 

Le vignoble de Champagne a été choisi comme second terrain d’expérimentation. Il est le lieu de production d’un vin effervescent évocateur et luxueux, dont la production repose sur un système industriel, artisanal et patrimonial (UNESCO, 2015) dans une région qui voit les pratiques culturales évoluer à grand pas au regard de l’urgence posée par le changement climatique et l’altération des sols agricoles (Association viticole champenoise, 2019 ; Comité Champagne, 2021). Le corpus d’information disponible pour penser ce changement est exponentiel et divergeant ; les controverses intenses (idid.). Tandis que la tenue d’ateliers se heurte à la difficulté de rassembler des participant·es pour les raisons exposées dans la partie « état des lieux de la recherche », la diversité des terrains observés confirment l’habilité de la cam·obs à rendre compte de problématiques diverses liés au sol ainsi que d’en faire émerger des types par le dessin. Plus largement, une série de photographies intitulée À la lumière du calcaire, et une vidéo tournée à partir d’image de drone intitulée Distribution temporelle du paysage de Champagne, servent de témoins. Sur un même sujet : qu’est-ce qu’aurait dit la photographie, et comment ? Ces travaux, quand ils sont lus ensembles, participent à une représentation amplifiée d’un paysage fragmenté en termes de temps et d’espace, à la base duquel le calcaire tient lieu de dimension liminaire ; car se retrouvant à chaque étape de la culture de la vigne à l’élaboration du vin.

Bibliographie
  • Acosta, Ignacio. The copper geographies of Chile and Britain: A photographic study of mining, Sciences de l’art. Brighton. University of Brighton. 2016.
  • Association viticole champenoise. Assemblée de l’AVC (Association viticole champenoise), 6 décembre 2018 : Le journal de l’année. Comité interprofessionnel du vin de Champagne. 2019. (Le vigneron champenois).
  • Auger, James. Why Robots ? Speculative design, the domestication of technology and the considered future. Londres. The Royal College of Art. 2012.
  • Bertho, Raphaele et Heloise Conesa. Paysages Français - Une aventure photographie 1984-2017. Paris. BnF éditions. 2017. 304 p.
  • Boucher, Andy, Dean Brown, Bill Gaver, et al. ProbeTools: unconventional cameras and audio devices for user research, Interactions. 2 février 2019, vol.26 no 2. p.26-35.
  • Chambers, Robert. Whose reality counts? putting the first last. London. Intermediate Technology Publication. 1997. 297 p.
  • Davasse, Bernard, Dominique Henry, et Jean-François Rodriguez. Retour au terrain !, Projets de paysage. Revue scientifique sur la conception et l’aménagement de l’espace. 31 décembre 2016 no 15.
  • Davodeau, Hervé et Monique Toublanc. Le paysage outil, les outils du paysage. Montpellier, France. 2010.
  • Duperrex, Matthieu. Voyages en sol incertain: enquête dans les deltas du Rhône et du Mississippi. Marseille. Wildproject. 2019. 200 p. (Collection " Tête nue").
  • Eames, Charles et Ray Eames. Powers of Ten: A Film Dealing with the Relative Size of Things in the Universe and the Effect of Adding Another Zero. 1977. 9 min.
  • Fals Borda, Orlando. Origines universelles et défis actuels de la recherche-action participative (RAP) in Virginie Baby-Collin, Anne Clerval et Julien Talpin (eds.). Démobiliser les classes populaires. Toulouse. Éditions Érès. 2021, p. 165-188. (Espaces et sociétés).
  • Freire, Paolo. Pédagogie des opprimés. [Suivi de] Conscientisation et révolution. Paris. éditions Maspero. 1969. 202 p. (Petite Collection Maspero).
  • Gabrys, Jennifer, Helen Pritchard, et Lara Houston. Sensors and Sensing Practices. 2019. vol.44. (Science, Technology, Human Values ; n° 5).
  • Haraway, Donna. Situated Knowledges: The Science Question in Feminism and the Privilege of Partial Perspective, Feminist Studies. 1988, vol.14 no 3. p. 575-599.
  • Hockney, David. Savoirs secrets: les techniques perdues des maîtres anciens. Paris : Seuil, 2006.
  • Jakob, Michael. L’arrière-paysage : des origines technologiques du paysage. Paris : Éditions B2, 2019. 108 p.
  • Jackson, John Brinckerhoff, Xavier Carrère, Jean-Marc Besse, et al. À la découverte du paysage vernaculaire. Arles ; Rennes. Actes Sud ; Ed. ENSP. 2003.
  • Latour, Bruno. Le "pédofil" de Boa Vista - montage photo-philosophique in La clé de Berlin. Paris. La Découverte. 1993.
  • Mahajan, Sachit, Cyuan-Heng Luo, Dong-Yi Wu, et al. From Do-It-Yourself (DIY) to Do-It-Together (DIT): Reflections on designing a citizen-driven air quality monitoring framework in Taiwan, Sustainable Cities and Society. mars 2021, vol.66.
  • Méaux, Danièle. Géo-photographies: une approche renouvelée des territoires. Trézélan. Filigranes éditions. 2015. 176 p.
  • Morin, Edgar. Introduction à la pensée complexe. Paris : Éd. Points, 2014.
  • Pernet, Alexis, Marie Baret, Cyrille Marlin, et al. Un atelier mobile comme vecteur de mise en relation des acteurs du paysage. Retour réflexif sur l’expérience de l’atlas pratique des paysages d’Auvergne, 2011-2013, Sud-Ouest européen. Revue géographique des Pyrénées et du Sud-Ouest. 1 décembre 2014 no 38. p. 31-46.
  • Public Lab. Public Lab: a DIY environmental science community. En ligne [consulté le 03/08/21].
  • Raffles, Hugh et Cornelia Hesse-Honegger. Créatures de Tchernobyl : L’art de Cornelia Hesse-Honegger. traduit par Matthieu Dumont. Marseille. Wildproject. 2022. (Petite bibliothèque d’écologie populaire ; n° 17).
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  • The Reconstrained Design Group. Reconstrained Design. Madère. 2019. 166 p. En ligne.
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  • Yoo Warren, Jeffrey. Grassroots mapping the Gulf oil spill with balloons and kites. 2010. En ligne [consulté le 10/11/20]